À tous les âges, les êtres humains se passionnent pour les êtres inanimés qu’ils façonnent à leur image et pour lesquels ils inventent des histoires, conçoivent des accessoires et créent les décors d’une vie par procuration ou d’une vie démultipliée. Depuis la naissance du surréalisme, il y a cent ans, tant de choses ont été dites sur les poupées et réalisées avec elles, qui ont offert à l’art et à la pensée un incroyable support de projection, de mystère et de désir.
L’installation Ombres Roses Ombres[1] prend sa source dans la résidence de création numérique qu’Éléonore False a consacrée, en 2023-2024, aux poupées conçues par Gisèle Tissier et conservées dans la collection du Nouveau Musée National de Monaco[2]. Les fêtes légendaires organisées par le couple Gisèle et Paul Tissier ont constitué, dans les Années folles, un espace total de création comprenant la réalisation de scénographies, de musiques, de décors, d’accessoires, de costumes et de poupées. Cette installation porte le titre d’un poème écrit par Ingeborg Bachmann[3] au cours de sa relation amoureuse et poétique avec Paul Celan. Il y a du drame en ligne de fond de la vie des deux couples, drame dans la relation entre le poète juif et Ingeborg Bachmann, jeune femme protestante élevée dans l’Autriche nazie, et drame chez les Tissier, insouciants jusqu’au décès soudain de Paul à l’âge de 40 ans[4]. À partir de 1926, soit l’année du décès, Gisèle Tissier reprendra à son compte et développera plusieurs activités commerciales en parallèle de son œuvre de harpiste qu’elle poursuivra sa vie durant. Elle a probablement d’abord créé ses poupées pour son cercle amical, puis dans une perspective commerciale, comptant sur une vague de plangonophilie[5] chez ses contemporains fortunés. Ces poupées en tissu de grande taille, un mètre environ, longilignes, étaient destinées à des adultes, aux femmes en particulier. Par un jeu de miroir, elles incarnent l’idéal de beauté, l’objet-modèle auquel les petites filles, puis les femmes étaient invitées à ressembler, à une époque où les processus d’identité de genre étaient très cloisonnés. Avec l’ouverture ultérieure de sa maison de couture, les objets-modèles se transformeront vraisemblablement en modèles vivants, qui répondent cependant aux mêmes logiques d’identification-sublimation.
La recherche d’une vérité de vie ou de sa vraisemblance est l’enjeu de la création de poupées pour Gisèle Tissier. Ces objets inanimés sont nés des artifices susceptibles de mimer, voire de traduire l’éclat vital. Par cette tentative, les poupées de Gisèle Tissier rejoignent – dans un étonnant détour mondain – les mythes humanoïdes, du golem à l’automate. Cette impossible quête range ces poupées dans les enclaves bien connues de domaines connexes que sont la spiritualité, le psychique et l’esthétique : pour le spirituell’entre-deux des limbes ; pour le domaine psychique, les poupées peuvent exprimer une « inquiétante étrangeté[7] » par une forme de rupture avec l’ordre familier des choses qu’elles incarnent ; quant à l’esthétique, elles relèvent du « Camp[8] » par leur art de valoriser l’artifice. S’il y a une dimension fétichiste dans la création de poupées par Gisèle Tissier, elle consiste en l’adoration d’idoles pour l’aura qu’on leur attribue[9], la rassurance qu’elles prodiguent par un effet miroir magnifié, et, à tout le moins, pour leur influence bénéfique.
Une part d’érotisme fétichiste est en jeu dans la séparation des visages du reste du corps des poupées, leur fragmentation et leur réagencement par le travail photographique d’Éléonore False. Dans cette hypothèse, les visages seraient les catalyseurs métonymiques du désir. Contrecollés sur plaques d’aluminium incurvées, les visages accrochés au mur ou bien traduits à l’échelle humaine d’une sculpture autoportante, font corps. Les défigurations transitoires des poupées, qui résultent des étapes de transformation de l’image photographique prise par l’artiste vers un ensemble de collages, conduisent à leur métamorphose en des corps autonomes et agissant dans l’espace. Son travail de l’image, par l’agrandissement notamment, exagère la texture du tissu dont sont faits les visages des poupées, s’opposant à l’aspect lisse, synonyme de beauté parfaite, des visages humains standardisés par la photographie. Leur aspect paraît traduire la vie fugace des matières organiques dont la disparition inéluctable semble déjà à l’œuvre.
Éléonore False a convié le musicien Nicolas Mollard à contribuer à son installation. C’est un teatrino de sculpture et de musique créées en regard les unes des autres qui naît de leur collaboration. Le déplacement dans l’espace d’exposition est suggéré par deux dynamiques principales. L’une est physique, par la présence d’un grand rideau de scène qui suit une courbe. Sa teinte rose pourpre ainsi que son aspect soyeux et lourd rappellent les chairs fanées des poupées qui ont vieilli. L’autre est immatérielle, par la nature de la création musicale de Nicolas Mollard. L’expérience artistique du spectateur est accompagnée par la musique en multidiffusion dans l’espace. De même, l’impression de mouvement des sculptures découle de la musique qui habite cette scène.
Le spectateur est introduit dans cet univers par un ensemble de collages réalisés par l’artiste à partir de ses photographies de poupées et accrochés en ligne dans le couloir antichambre de l’installation. À l’entrée de la salle plongée dans l’obscurité, un face-à-face est mis en place entre le visiteur et une sculpture-visage sur feuille d’aluminium souple découpée en forme de goutte. Le motif de la goutte fait écho à la stylistique des bouches et des yeux peints des poupées, comme aux boucles des coiffures typiques des Années folles. Cet énigmatique portrait dédoublé d’une poupée au regard fardé déploie, suivant la représentation cubiste des visages, une figure dotée de trois yeux ; l’œil central signifie-t-il l’extralucidité ? En aparté, l’unique photographie documentaire en noir et blanc issue des archives Tissier remémore l’origine du projet. La courbe dessinée par le rideau semble inviter le spectateur à poursuivre son face-à-face avec la sculpture dans une alcôve improvisée, puis à longer le drapé qui encercle la sculpture centrale faite d’une image déployée en ronde-bosse. Cette Stand up doll met en scène un duo organique dans lequel s’entremêlent une représentation cubiste de visages et l’évocation d’une figure de Modigliani en un jet de tâches de couleur. Il en ressort l’éclat ostentatoire produit par le maquillage, la peinture de la bouche et des yeux en particulier. Pupille et poupée ont d’ailleurs une étymologie commune, en raison de la petite image qui se reflète dans la pupille[10]. Les regards, tournés vers le haut, ouvrent des échappées célestes au mouvement circulaire amplifié par la spatialisation musicale du projet. Volontairement narrative, la musique trouve son origine dans le biographique, prenant comme référence l’une des partitions pour harpe de Gisèle Tissier. Mais le choix de son interprétation par un synthétiseur l’actualise et contribue à l’inscrire dans la période des années 1980 à nos jours. Les sons parfois aqueux ou cristallins du violon, du synthétiseur, puis de la guitare, dans une bande-son ponctuée d’une phrase obsédante qui repose sur quelques notes répétées, introduisent un évident suspens. La composition musicale intensifie le caractère fictionnel de l’installation jusqu’à sa bascule dans le référent cinématographique. La dramaturgie résultant de la scénographie et de la musique permet la transition de l’image photographique vers la scène cinématographique. Les quatre tableaux musicaux se répondent et s’enrichissent par un effet de consonance – troublé par leur interprétation par des instruments différents – qui annonce le morceau suivant. L’intrication et la complémentarité des parties de cette composition mettent le visiteur dans une disposition à l’enquête, et l’inscrivent dans la famille musicale des films de genre. En résonance avec la part d’étrange du vocabulaire d’Ombres Roses Ombres le dédoublement ou les paires dissemblables et fausses gémellités sont des notions aussi bien que des motifs récurrents dans le travail d’Éléonore False, qui renseignent sur la part irréductible de chaque visage et sur la construction de l’altérité.
Kathy Alliou
[1] « Agora, La place du musée – LAB #3 », du 24 janvier au 4 mai 2025 à la Villa Sauber, Nouveau Musée National de Monaco.
[2] Ce fonds Tissier a intégré les collections du NMNM en 2012.
[3] Ingeborg Bachmann, « Ombres roses ombres », in id., Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967, Paris, Gallimard, coll. « Poésie-Gallimard », 2021, p. 359.
[4] Paul Tissier est décédé en 1926 d’une embolie pulmonaire (Stéphane Boudin-Lestienne, Paul Tissier, l’architecte des fêtes des Années folles, Paris, Éditions Norma, 2022).
[5] Passion pour la collection de poupées.
[6] Une résidence en 2019 l’avait conduite à étudier les « ovales » du médecin et photographe Duchenne de Boulogne, conservés dans la collection de l’École nationale des beaux-arts de Paris. Éléonore False avait alors travaillé au répertoire des expressions créées par l’influx électrique subi par les muscles du visage des cobayes humains.
[7] Sigmund Freud, Das Unheimlich, 1919, publié en français sous le titre L’Inquiétante Étrangeté, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1988.
[8] Susan Sontag, Notes on Camp, 1964, publié en français sous le titre Le Style Camp, Paris, Christian Bourgois, 2022.
[9] Les traits des poupées étaient inspirés de célébrités de l’époque – dont Mistinguett – peintes par l’illustrateur Sem.
[10] Le mot latin pupilla (« pupille de l’œil ») est dérivé de pullula (« petite fille »), diminutif de pūpa (« poupée »), en raison de la petite image que l’on voit se refléter dans la pupille.
Human beings of all ages are fascinated by inanimate figures that they fashion in their own image, and for which they spin histories and create accessories and settings, inventing a vicarious or parallel life. Since the Surrealist movement came into being a hundred years ago, dolls have been a focus of discussion and engagement, representing for art and thought an invigorating medium for projection, mystery and desire.
The installation Ombres Roses Ombres [1] has its source in the artist’s residency of digital creation that Éléonore False devoted, in 2023–24, to the dolls created by Gisèle Tissier that are now part of the Nouveau Musée National de Monaco collection.[2] The famous parties organised by Gisèle and Paul Tissier during the Roaring Twenties were events of total creation, featuring scenery, music, settings, accessories, costumes and dolls. The title of this installation is taken from a poem written by Ingeborg Bachmann[3] during her love affair with Paul Celan. Drama was an intrinsic aspect of the lives of both couples, in the relationship between the Jewish poet and Ingeborg Bachmann, a young Protestant woman raised in Nazi Austria, and in that of the carefree Tissiers with the early death of Paul in 1926 at the age of forty.[4] That same year, Gisèle Tissier took over Paul’s responsibilities and developed several business activities that she ran in tandem with her profession of harpist, which she would continue for the rest of her life. First, she probably created dolls for her circle of friends, then more commercially, counting on her well-heeled contemporaries’ passion for collecting dolls. Her creations – around a metre tall, slim and made of fabric—were made for adults, women in particular. They embodied the ideal of beauty, the model-object that young girls, and later women, were invited to resemble, at a time when gender identity processes were very distinct. When Gisèle Tissier subsequently opened her fashion company, the role played by these model-objects was probably transferred to living models, who followed the same logic of identification and sublimation.
The installation represents a stage on which the principal characters are the result of a process of the dolls’ metamorphosis. Éléonore False chose to focus her creativity on the most expressive part of the human body, the one that provides the foundation of our individuality: our head and face. And, indeed, the ethics of the face is a significant aspect of the artist’s work.[5]
For Gisèle Tissier, the creation of her dolls represented a search for the truth of life or its semblance. These inanimate objects arise from an artifice that imitates and even conveys the spark of life. As such, surprisingly, they can be numbered among the humanoid myths that feature such figures as the golem and automata. This extraordinary enterprise signifies that these dolls fall in the related fields of spirituality, the psyche and aesthetics: for the spiritual, the in-between world of limbo; regarding the psyche, dolls can express the “uncanny”[6] through a kind of alienation from the familiar order of things that they embody; as for aesthetics, they can be considered ‘camp’ due to their enhancement of artifice.[7] If there is a fetishist dimension to Gisèle Tissier’s doll creations, it lies in the adoration of idols owing to the aura that was attributed to them,[8] the reassurance they offer as a result of a magnified mirror effect, and, at the very least, for their beneficial influence.
Éléonore False’s photographic work comprises an element of fetishist eroticism in the fragmentation of the faces and their separation from the rest of the dolls’ bodies. In this reading, the faces are considered the metonymic catalysts of desire. Adhered to curved sheets of aluminium, the faces—either hung on the wall or represented at a human scale in a freestanding sculpture—form a unity. The dolls’ transitional disfigurement during transformation of the photographic image taken by the artist into a set of collages generates the dolls’ metamorphosis into autonomous bodies. Éléonore False’s processing of the images, in particular their enlargement, brings out the texture of the fabric of the dolls’ faces, which contrasts with the smoothness synonymous with perfect beauty and human faces standardised by photography. Their resulting appearance could be looked upon as the fleeting nature of organic matter, whose inescapable decline seems to be already at work.
Éléonore False invited the musician Nicolas Mollard to contribute to her installation: the creation of the resulting teatrino of sculptures and music thus came about as a joint venture. The viewers’ movement around the exhibition space is prompted by two principal dynamics. The first is physical, suggested by a large, curving stage curtain. Its crimson-pink colour and heavy silken appearance are similar to the faded flesh-colour of the now vintage dolls. The second is immaterial, being Nicolas Mollard’s musical creation. The viewer’s artistic experience is accompanied by the music, which is piped throughout the space, giving the impression of the sculptures’ movement.
Viewers are introduced to the installation by a set of collages hung in a line in the corridor, made by Éléonore False from her photographs of the dolls. In the darkness of the entrance to the room, viewers are confronted by a sculpture-face on a curving, drop-shaped sheet of aluminium. The drop motif is a nod to the dolls’ stylised painted mouths and eyes, as well as the curls in the hairstyles characteristic of the Roaring Twenties. This enigmatic double-portrait of a painted doll features a figure with three eyes, typical of Cubism; does the middle eye represent heightened perspicacity? To one side, the only black-and-white documentary photograph in the Tissier archive recounts the origins of the project. The curve of the curtain seems to invite us to continue our face-to-face encounter with the sculpture in an improvised alcove, then to follow the drapery swathing the central sculpture in the round of a standing image. This Stand-Up Doll organically combines a Cubist representation of faces with a Modigliani-type figure in a splash of colours in which the make-up and the paint in the mouth and eyes stand out with extravagant glamour. The French words for eye pupil and doll (pupille and poupée) have a common root, derived from the small image reflected in the pupil.[9] The upward gazes suggest celestial escapes to the circular movement heightened by the musical spatialisation of the project. The deliberately narrative music has its origin in the biographical, taking as its reference one of Gisèle Tissier’s scores for harp, but the use of a synthesiser for its interpretation updates it to the period between the 1980s and the present day. The sometimes watery or crystalline sounds of the violin, synthesiser and guitar, in a soundtrack laced with a haunting phrase featuring a few repeated notes, create a clear atmosphere of suspense. The music intensifies the fictional aspect of the installation, to the point of giving it a cinematic quality. The dramatic nature of the scenic setting and the music suggests the transition from the photographic to the cinematographic. The four musical tableaux respond to one another and are enriched by a certain consonance—ruffled by interpretation by different instruments—that announces the next piece. The intricacy and complementarity of the composition’s different sections prompt the visitor to consider its nature and attribute it to the musical family of genre films. Echoing the strange attributes of the vocabulary in “Ombres Roses Ombres”, the concept of division, and dissimilar pairs and non-identical twins are recurrent motifs in Éléonore False’s work, which contribute information about the irreducible quality of each face and the construction of otherness.
Kathy Alliou
[1] “Agora, La place du musée – LAB #3”, from 24 January to 4 May 2025 at Villa Sauber, Nouveau Musée National de Monaco.
[2] The Tissier collection joined the NMNM in 2012.
[3] “Ombres roses ombres”, French translation of Ingeborg Bachmann’s poem Schatten Rosen Schatten. See Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes. Poèmes 1942-1967 (Paris: Gallimard, coll. “Poésie-Gallimard”, 2021), p. 359.
[4] Paul Tissier died in 1926 from a pulmonary embolism (Stéphane Boudin-Lestienne, Paul Tissier, l’architecte des fêtes des Années folles, Paris: Éditions Norma, 2022).
[5] A residency in 2019 led the artist to study the “ovals” of the doctor and photographer Duchenne de Boulogne. These are now held by the École nationale des beaux-arts de Paris. Éléonore False had worked on the range of expressions created by electric stimulation of the face muscles on human volunteers.
[6] Sigmund Freud, Das Unheimlich (1919), published in English as The Uncanny. See James Strachey (ed.), The Complete Psychological Works of Sigmund Freud (London: Hogarth Press, 1953-74), vol. 17, p. 219.
[7] Susan Sontag, “Notes on Camp”, Partisan Review (Autumn 1964).
[8] The dolls’ facial features were inspired by celebrities of the period, such as Mistinguett, which were painted by the French caricaturist Sem.
[9] The Latin word pupilla (eye pupil) comes from pullula (small girl), the diminutive of pupa (doll), suggested by the small image reflected in the pupil.