Empruntant son titre à Flaubert[1], « Tout me trouble à la surface », l’exposition personnelle d’Eléonore False (née en 1987 à Paris où elle vit et travaille) présentée au Palais des Beaux-Arts à Paris, dans le cadre du programme « Théâtre des expositions – Acte 2 », est une invitation à s’immerger dans une installation, une œuvre d’art totale.
Au départ, il y a la résidence que l’artiste effectue aux Beaux-Arts de Paris où elle est invitée à sonder les collections de l’école. « Le regard que les artistes portent sur les collections patrimoniales est unique, il nous révèle les œuvres sous un angle différent, inattendu[2] » indique Kathy Alliou, responsable du département du développement scientifique et culturel des Beaux-Arts de Paris et commissaire de l’exposition.
Eléonore False s’intéresse alors au corpus photographique du docteur Guillaume Duchenne de Boulogne (Boulogne-sur-Mer, 1806 – Paris, 1875) dont les célèbres ovales illustraient ses recherches mécaniques sur l’expression des émotions qu’il est possible d’obtenir en appliquant de nouveaux procédés électriques, dits de Faradisation, à l’aide d’électrodes posées sur les visages de sept volontaires, sept cobayes. Le médecin se proposait ainsi de pointer les sentiments à travers la physiologie des muscles du visage. Parmi ces cobayes, le vieux cordonnier de la Salpetrière, aux traits paralysés, est son préféré. À propos de lui, il écrit : « Le sujet d’après lequel les principales figures qui forment la partie scientifique de mon album, était en effet un vieux savetier dont les traits sont laids et vulgaires[3] ». L’artiste en fait la figure centrale de l’exposition.
« Il y a eu tant d’expérimentations scientifiques aux 19ème et 20ème siècles qui ont eu pour objectif ou pour effet de classer les visages en catégories, de les stigmatiser. Il est primordial de sortir le visage d’une relation d’instrumentalisation[4] » explique Kathy Alliou. « Les visages dans leur particularité qui ont pu jadis servir de fondement à une stigmatisation, sont désormais considérés pour eux mêmes[5] » écrit-elle encore.
Le visage est irréductible. Il est ce à quoi on reconnaît l’autre, ce qui nous relie aux autres. Deleuze et Gattari parlent de visagéité[6], le fait d’être visage, comme d’un processus inverse de la biométrisation, où ce qui fait visage se situe au-delà de la mesurabilité. En ce sens, il est forcement absent des recherches de Duchenne de Boulogne puisque celles-ci sont le résultat de stimuli artificiels.
D’ailleurs, les expériences, indolores[7] en raison de la faible intensité électrique impulsée, provoquaient des expressions dont les cobayes n’avaient pas conscience : « Le modèle favori de M. Duchenne, interrogé sur ce qu’il éprouvait pendant qu’on avait contracté violemment sur sa face les muscles de la douleur ou de l’effroi… répondait que, bien loin de souffrir ou de songer à la douleur, il avait eu quelque peine à s’empêcher de rire[8] ».
Eléonore False connaît bien les Beaux-Arts de Paris d’où elle est diplômée en 2013. Elle développe une pratique sculpturale des images. À partir de celles glanées à la faveur de ses recherches qui sont photocopiées, scannées, elle constitue un répertoire de formes ayant pour trait commun la représentation du corps et des gestes, qu’elle met ensuite en espace en les découpant, les agrandissant. L’artiste aborde le fonds scientifique de Duchenne de Boulogne de la même façon. Elle reproduit, sélectionne, découpe, puis transpose les images fragmentaires en sculpture. Leurs chutes, pareilles à des chutes de tissus, leurs négatifs en quelque sorte, sont réunies dans un index général qui ouvre l’exposition. Les œuvres produites opèrent un changement d’échelle. L’agrandissement entraine une perte de précision, un flou de l’image, qui favorise sa qualité fantomatique.
La première est une pièce déontologique. Elle rappelle d’où l’on part en en resituant le domaine d’origine, à savoir la photographie scientifique. L’image-sculpture à taille humaine est ciselée au scalpel. Elle affirme, en donnant à voir les mains de Duchenne de Boulogne usant d’un stéthoscope, le corps agissant du médecin qui était jusque là tenu dans un hors champ des clichés. La plupart des autres images parcellaires recomposent le visage du vieux cordonnier.
Eléonore False a une très forte intuition des matériaux. Une forme suspendue, bouche géante grande ouverte rappelant celle hurlante du « Cri » d’Edvard Munch, est imprimée sur un banal linoléum, comme celui que l’on trouve encore dans certaines cuisines ou salles de bain. L’idée est aussi simple que formidable. Sa granulation rappelle l’épiderme. La matérialité de la photographie apparaît dans l’épaisseur du temps. Ainsi, le nez présente les cicatrices de trois restaurations photographiques qui se confondent avec autant de réparations de la peau. Au sol, une moquette, rappel de l’univers domestique, reprend les incises des dos d’albums photographiques pour composer un soubassement d’images latentes, la dimension dynamique de nos souvenirs.
L’exposition se fait installation, l’album personnel dans lequel Duchenne de Boulogne consignait les photographies de ses recherches en devient l’allégorie. L’artiste invite le visiteur à une expérience physique, totale. Deux motifs de chemisiers forment un arc qui peut faire penser à l’arc de l’hystérie, même si Duchenne de Boulogne n’a jamais travaillé sur ce sujet. Ces motifs renvoient tout autant à la camisole de force, au drapé en histoire de l’art, à la robe que porte Loie Fuller lorsqu’elle exécute la « danse serpentine ». Éléonore False apporte une attention particulière aux dos de ses images-sculptures, derrière l’un des chemisiers se devine un oiseau à la forme stylisée.
La présence de trois peintures anciennes : « L’Attention » (1886) d’Alexandre Claude Louis Lavalley, « La Haine » (1895) de Jules-Gustave Besson et « La Réflexion » (1907) de Louis-Joseph Prat, exécutées aux Beaux-Arts même, témoigne d’une postérité inattendue des travaux de Duchenne de Boulogne. C’est en raison de son amitié avec Matthias Duval, professeur d’anatomie artistique à l’Ecole nationale des Beaux-Arts et médecin lui-même, que le docteur lègue à l’École, le 15 mars 1875, son album personnel de photographies des expressions du visage, ainsi qu’un ensemble correspondant d’une cinquantaine de grands ovales. Duval va les utiliser pour illustrer ses cours. Il cite les travaux du médecin dans son précis d’anatomie qui servira longtemps de référence aux étudiants des Beaux-Arts, si bien que les traits du vieux cordonnier de la Salpetrière trouvent une pérennité dans d’autres visages, ceux des têtes d’expression, témoignant de la porosité d’alors entre recherche scientifique et création artistique. À partir de cette figure, l’artiste construit un métarécit dont la cimaise jaune constitue le point de départ.
En métamorphosant les photographies scientifiques en sculptures silhouettes de grand format suivant les découpages qu’elle opère dans les visages, Eléonore False invente de nouvelles formes qui s’affranchissent du rapport d’utilité qui découlait chez Duchenne de Boulogne de la stimulation électrique, pour atteindre le régime du sensible. L’artiste rend ainsi aux visages leur autonomie de sujet en même temps qu’elle attire l’attention du spectateur sur les effets produits par cette excitation artificielle qui, en le déconnectant des émotions intérieures, réduit le visage à une simple expression musculaire, un masque de surface.
A la fois spéculative et narrative, l’exposition est aussi physique dans le retournement des rapports d’échelle qu’elle induit. À l’entrée est présenté un tableau synoptique photographique figurant une généalogie des expressions faciales à travers des vignettes qui montrent le vieux cordonnier et le personnage central du groupe sculpté du « Laocoon », copie romaine en marbre d’une sculpture grecque en bronze perdue. Duchenne de Boulogne est à ce point convaincu du bien-fondé de ses recherches qu’il va jusqu’à transposer sa théorie de l’expression faciale humaine à l’histoire de l’art en proposant une version corrigée de la figure centrale du « Laocoon ».
Selon lui, le prêtre troyen, dont le visage exprime la douleur, présenterait en effet des lignes frontales latérales du muscle central physiologiquement impossibles. Opérateur de ses propres photographies, il a travaillé avec le frère de Nadar, Adrien Tournachon, pour créer des images scientifiques qui ne sont pas dépourvues de qualités esthétiques. Eléonore False, elle, construit une réflexion sur le geste en donnant à voir le hors-champ de la photographie.
En manipulant les images, en les copiant, les agrandissant, les découpant, pour en construire des nouvelles, à la fois familières dans leur origine et étranges dans la perception inédite qu’elles induisent, elle trouble le visiteur, le déstabilisant en le plaçant face à ce nouvel état spatio-temporel. Les œuvres d’Eléonore False invitent le public à entrer dans l’album photographique du docteur Duchenne de Boulogne, à le parcourir physiquement par le biais des retournements d’échelle, à s’immerger dans un espace d’exposition devenu installation.
[1] « J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface ; il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage », Gustave Flaubert, « Lettre à Alfred Le Poittevin, 15 avril 1845 », Pensées de Gustave Flaubert. Texte établi par Caroline Franklin Grout, Paris, Louis Conard, 1915.
[2] Pétronille Dugast, « Kathy Alliou : “Il est primordial de sortir le visage d’une relation d’instrumentalisation” », artisticrezo.com, 5 mai 2021, https://www.artistikrezo.com/art/kathy-alliou-il-est-primordial-de-sortir-le-visage-dune-relation-dinstrumentalisation.html Consulté le 20 mai 2021.
[3] Cité dans Mécanismes de la physionomie humaine ou Analyse électro-physiologique de l’expression des passions… par le Dr Duchenne (de Boulogne). Analyse et critique du livre de M. le Dr Duchenne… par… Amédée Latour,… – Lettre de M. le Dr Duchenne (de Boulogne) à M. Amédée Latour, en réponse à quelques observations critiques… , Paris, 1862, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6319363j/texteBrut Consulté le 18 mai 2021.
[4] Pétronille Dugast, op. cit.
[5] Kathy Alliou, texte accompagnant l’exposition « Tout me trouble à la surface » d’Eléonore False, Palais des Beaux-Arts, Paris, 2021.
[6] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, éditions de minuit, Paris, 1980, p208-209
[7] Parmi les sept cobayes, deux petites filles avaient été choisies pour attester de l’absence de douleur des expériences.
[8] Albert Lemoine, De la physionomie et des mouvements d’expressions, Paris, Baillière, 1865, p. 86-87.