Tout me trouble à la surface

by Kathy Alliou
Palais des Beaux-Arts, Paris
Exhibition newsletter, April 2021

L’exposition personnelle d’Éléonore False, « Tout me trouble à la surface », est née de l’attention portée par l’artiste au corpus photographique du docteur Duchenne de Boulogne, donné à L’École des Beaux-Arts en 1875.

La réflexion sur la relation thérapeutique a récemment été libérée de la seule autorité scientifique, pour s’ouvrir à tous, dans une éthique généralisée du soin. L’artiste s’arrête sur le statut du cobaye et le déplace, le délie de son assignation à l’utilité, l’invite au sein du régime du sensible. Un sensible qui inclut la dimension esthétique à laquelle Duchenne de Boulogne lui-même avait prêté attention, mais qui la déborde. Les visages, dans leurs particularités qui ont pu jadis servir de fondement à une stigmatisation, sont désormais considérés pour eux-mêmes. Ils ne sont plus des curiosités, ils suscitent l’empathie. En lieu et place des figures mécanisées de Duchenne de Boulogne, qui manifestent des expressions sans intériorité, s’affichent maintenant des individus. L’un d’entre eux en particulier fût son modèle préféré parmi sept, le vieux cordonnier de la Salpêtrière, dont le médecin a écrit : « Cet homme est d’une intelligence bornée. De plus, il est comme on le voit, vieux et laid ». C’est sur lui que s’est concentrée l’artiste, par l’exagération d’un état psychique supposé, pour l’élaboration d’une visagéité. Le visage n’est pas l’enveloppe extérieure de l’individu mais ce par quoi il est reconnu ou à quoi il tente d’échapper.

À partir des photographies originales, Éléonore False a procédé à une suite d’étapes manuelles et mécaniques de reproductions, de sélections, de découpages et d’agrandissements. Elle métamorphose les photographies en des sculptures à grande échelle, dont les formes-silhouettes suivent ses propres découpages dans les visages. Ces formes ne découlent plus d’une excitation électrique, elles ne relèvent plus d’un rapport d’utilité. L’artiste les considère autrement, aspirant à leur rendre leur autonomie de sujet. Opérant une nouvelle focale sur l’image source, certaines de ses œuvres reformulent l’aura des visages. L’agrandissement produit une perte de précision, du ou qui provoquent une ampli cation des présences dans leur qualité fantomatique. Dans d’autres œuvres, Éléonore False af rme le corps agissant du médecin qui était dans un hors-champ des photographies iconiques des « ovales ». Elle arrête l’attention du spectateur sur les effets produits par la stimulation arti cielle des muscles : le visage est devenu masque. Il est l’instrument d’une cartographie myologique, parfois à la limite du pathétique ou du burlesque provoqués par les rictus et les grimaces. L’image de la chemise du vieux cordonnier est démultipliée pour former une arche qui semble mimer les découpages du mouvement par la chronophotographie.

L’exposition est une invitation à entrer dans l’album photographique personnel du docteur Duchenne de Boulogne, à en être partie prenante. Le visiteur vit l’expérience d’une confrontation aux œuvres, dans le retournement des rapports d’échelle, face aux sculptures de visages dont le format le dépasse. Au sol, une moquette dont les incises dessinent des coins de photographies, suggère la vie latente des images dans un sous-bassement imaginaire.

Éléonore False inclut dans son exposition trois peintures qui manifestent la persistance des traits du vieux cordonnier dans d’autres visages. Ces têtes d’expression peintes réalisées à l’Académie au même moment, semblent informées par ces recherches scientifiques (L’Attention, par Alexandre-Claude- Louis Lavalley, 1886 ; La Haine, de Jules-Gustave Besson, 1895 ; La Ré exion, Louis-Joseph Prat, 1907). La porosité entre recherche scientifique et projets artistiques se traduit par une persistance des traits devenus des standards.

À l’entrée de l’exposition, un Tableau synoptique photographique de Duchenne de Boulogne trace une généalogie des expressions faciales. Elles sont déclinées en des vignettes représentant son modèle de prédilection jusqu’à la sculpture antique du Laocoon, dont le visage du personnage principal condense les émotions exprimant la douleur. En application de ses recherches, le médecin a corrigé les lignes « incorrectes » du visage du Laocoon, comme il avait façonné par les électrodes ceux de son cobaye vivant.

Connu pour ses « ovales », Guillaume Duchenne de Boulogne a utilisé la photographie, en tant qu’opérateur ou faisant appel à Adrien Tournachon, frère de Nadar, pour témoigner de ses recherches sur l’application de nouveaux procédés électriques, dits de Faradisation, sur les muscles du visage. Il cherchait à décrypter « Le Mécanisme de la physionomie humaine à la recherche de la vérité parfaite de l’expression des mouvements de l’âme ». Les recherches antérieures des physiognomonistes, l’on dirait aujourd’hui de morphopsychologie, qui classèrent le caractère des personnes par système d’association aux traits du visage, ont également connu au XIXe siècle leur apogée. L’un des prolongements de ces recherches fut la stigmatisation de l’individu par ses traits en catégories morales puis criminelles au service de l’ordre social. Pour le docteur Duchenne de Boulogne, il s’agissait de comprendre le mécanisme induisant l’expression d’émotions par la stimulation artificielle des muscles faciaux, donc découplée d’une réalité intérieure.

 

Éléonore False’s solo exhibition « Tout me trouble à la surface » (Everything Troubles Me on the Surface) arose from her interest in Dr. Duchenne de Boulogne’s photographic corpus, which was donated to the École des Beaux-Arts in 1875. Recently, the thinking around medical relationships has been freed from the scienti c authorities and opened up to everyone, in a wider ethics of care. The artist dwells on the status of the guinea pig by displacing it, freeing it from its usefulness, inviting it into a more sensible realm. A « sensible » that comprises an aesthetic dimension, one Duchenne de Boulogne had paid attention to, but which over ows from Éléonore False. The faces, whose peculiarities were once the basis of a stigmatization, are now considered for themselves. They are no longer oddities; instead, they arouse empathy. Duchenne de Boulogne’s mechanized gures, which show expressions that are lacking inner life, have been replaced by individuals. In particular, his favorite model among the seven, the old cobbler of the Salpêtrière, whose doctor wrote: « This man is of a stubborn intelligence. Moreover, he is, as one can see, old and ugly ». The artist has put her focus on him and the exaggeration of a presumed psychic state in order to elaborate a visageity. The face is not the external envelope of the individual but rather what he or she is recognized by or tries to escape from.

With the original photographs as a base, Éléonore False then proceeded to a series of manual and mechanical steps of reproduction, selection, cutting and enlargement. She has transformed the photographs into large-scale sculptures, whose silhouette-shapes re ect her own carvings of the faces. These forms are no longer the result of electrical stimulation, nor are they considered useful. The artist views them differently, aspiring to restore their autonomy as subjects. By shifting the focus within the source image, some of her works rede ne the auras of the faces. Enlarging the images means a loss of detail, a blurring that ampli es the ghostly quality of their presence. In other works, Éléonore False asserts the active, out-of-frame body of the doctor in the iconic «oval» photographs. She draws the viewer’s attention to the effects that were produced by the artificial stimulation of the muscles: the face has become a mask. It is the instrument of a myological cartography, occasionally bordering on the pathetic or burlesque provoked by sneers and grimaces. The image of the old cobbler’s shirt is multiplied to form an arch which appears to simulate the movement patterns generated by chronophotography.

The exhibition is an invitation to enter Dr Duchenne de Boulogne’s personal photography album and to participate in it. In a reversal of scales, the visitor is confronted with the works, faced with the sculptures of faces whose size well exceeds them. On the floor, a carpet, whose incisions outline the corners of photographs, suggests the latent life of the images in an imaginary basement.

In her exhibition, Éléonore False includes three paintings that demonstrate the persistence of the old cobbler’s features in other faces. These expressive faces, painted at the Academy around the same time, seem to be informed by this very scientific research (L’Attention, by Alexandre- Claude-Louis Lavalley, 1886; La Haine, by Jules-Gustave Besson, 1895; La Ré exion, Louis-Joseph Prat, 1907). Indeed, we can see the old cobbler in these other works. The porosity between scientific research and artistic creation is translated by the persistence of a set of features that have been standardized.

At the entrance of the exhibition, the Tableau synoptique photographique de Duchenne de Boulogne (Duchenne de Boulogne’s Photographic Synoptic Table) traces the genealogy of facial expressions. They are presented in vignettes representing his preferred model all the way up to the ancient sculpture of the Laocoon, whose face condenses the emotions representative of pain. Applying his own research, the doctor proceeded to correct the «incorrect» lines of the Laocoon’s face, just as he had shaped those of his living guinea pigs with electrodes.

Known for his « ovals », Guillaume Duchenne de Boulogne used photography – either as an operator or by calling on Adrien Tournachon, Nadar’s brother – to document his research on Faradization, a process involving the application of new electrical procedures to facial muscles. He was trying to decipher « The Mechanism of Human Physiognomy in Search of the Perfect Truth of the Expression of the Movements of the Soul ». Earlier research by physiognomonists (in a realm that is today known as morphopsychology) which classified people’s characters according to a system of association with their facial features also reached its peak in the 19th century. One consequence of this research was the stigmatization of the individual through his or her features into moral and then criminal categories, in an attempt to serve the social order. For Dr Duchenne de Boulogne, it was a question of understanding the mechanism that induced emotional expression through an artificial stimulation of facial muscles, thereby decoupling them from any inner realities.

Traductrice : Olivia Baes