Au delà de la planéité

interview with Kathy Alliou
in PLIURE-ÉPILOGUE
Beaux-Arts de Paris editions, 2015

Kathy Alliou : Ton travail trouve son origine dans une pratique de la collecte. As-tu d’emblée collecté des images dans l’intention de les utiliser ultérieurement ?

Éléonore False : Je dois dire qu’à l’origine mon attention n’a pas porté sur les images mais sur des objets autres que je m’employais à placer dans de nouveaux agencements. Enfant et adolescente, je déplaçais constamment tous types d’objets qui m’entouraient. C’est une pratique qui venait probablement de l’ennui.

KA : Une habitude développée dans un contexte personnel, familier qui a certainement évolué par ta participation à la vie d’un atelier collectif aux Beaux-Arts de Paris…

EF : Aux Beaux-Arts, j’ai commencé par travailler avec des bouquets de tasseaux de bois, puis des éléments propres à l’atelier P2F (Sylvie Fanchon – Dominique Figarella – Bernard Piffaretti) que j’agençais en sculptures anthropomorphiques. Je réalise que je les disposais principalement devant les murs, dans un rapport au plan du mur.

KA: Et comment cette pratique s’est-elle précisée par l’utilisation d’images ?

EF : J’ai commencé par ranger les images, sous la forme de fragments, dans des sortes de lutins transparents, qui me permettent de les voir se superposer. À ce stade, le chevauchement empirique des images me fournit une première matière à réflexion. Je les classe tranquillement, avec plus ou moins d’exigence selon les moments. Elles sont là, je les regarde de temps en temps, et certaines m’apparaissent et s’imposent à moi des mois, voire des années plus tard.

KA : Le temps, parfois dilaté, est une donnée intégrée à ton processus de travail.

EF : Il est en effet question de l’espace de l’atelier et du temps que j’y passe, avec somme toute, peu d’images conservées au regard de toutes celles que j’ai glanées. Je consacre du temps à les regarder et, plus encore, à les tester. Finalement, c’est une démarche fondée sur l’idée de se débrouiller, de faire au sein d’un espace avec ce qui s’y trouve. Je suis persuadée que cela a à voir avec l’ennui, non pas dans le sens de la tristesse, mais d’un ennui qui permet de « se mettre au travail ».

KA : Cette méthode de travail liée à un cadre régulateur induit une forme de collecte : la recherche en bibliothèque semble en effet plus appropriée qu’une veille sur internet.

EF : C’est effectivement dans les bibliothèques que je cherche des livres et des images sur tel thème ou sur le travail de tel artiste que je veux découvrir ou approfondir. Je conserve celles qui me plaisent, sans connaître au préalable l’utilisation que je pourrais en faire. Cette étape de collecte est gratuite, instinctive et faite d’une certaine appétence pour les images.

KA : J’ai l’impression que ton choix d’images s’est affiné mais, avant toute tentative de classification, elles ont en commun d’évoquer le domaine des images anciennes. Elles paraissent hors du temps présent. Cette impression s’explique par ton choix d’images en noir et blanc.

EF : Elles ne sont pas toutes réellement anciennes, mais le fait de les « passer » au noir et blanc par la photocopie leur donne cette qualité-là. Cette traduction est, déjà, le résultat d’un processus plastique. De nombreuses images documentent en réalité des performances réalisées dans les années 1970.

KA : Notamment la performance de Paul McCarthy « Face painting – Floor, White line » de 1972…

EF : Paul McCarthy, par exemple, ou Valie Export, des performeurs qui ont utilisé le corps comme objet.

KA : La qualité plastique de tes images est donc le produit de la technique très simple de la photocopie ?

EF : C’est une forme de réponse à la problématique de sortie d’un document d’une bibliothèque qui ne permet pas d’emprunter les ouvrages.

KA : La bibliothèque des Beaux-Arts de Paris ?

EF : Oui, je la fréquente depuis le depuis le début de ma formation, j’y ai trouvé la plupart de mes images. Elle est très fournie, très riche et je la connais bien. Je m’y repère comme dans un lieu familier. Afin d’en sortir les images, je passe du temps à photocopier les livres et parfois à en scanner les pages. Certaines images sont originairement en noir et blanc dans le livre d’où je les extrais, d’autres le deviennent par l’effet de la photocopie. J’efface ainsi les différences chronologiques ou temporelles. Elles peuvent vivre ensemble, si j’ose dire, sans cette grande différence d’âge marquée par la couleur ou le noir et blanc.

KA : Après leur sélection, cette première étape de reproduction unifie les images. Tu leur donneras ensuite une nouvelle vie par leur changement d’échelle, par leur travail en volume et, parfois, par l’introduction de la couleur dans leur environnement immédiat ; autant de phases qui permettront de trancher avec l’image source ?

EF : Comme elles ont des origines très différentes, cette première étape permet de les réunir en les soumettant à une sorte de filtre commun. Il y a beaucoup de faux noir et blanc : des images en couleur que j’imprime en noir et blanc mais aussi des images en noir et blanc que j’imprime en couleur. Je recherche les accidents par les trames, dans une ambiance légèrement violacée, sépia… Ces images portent l’idée du noir et blanc. D’ailleurs les légères variations dues au passage du scanner leur insufflent une chaleur. Je tiens à ces maladresses techniques qui leur donnent leur qualité particulière.

KA : Ce choix de leur reproduction en noir et blanc les associe à un temps ancien, révolu, à une époque antérieure au numérique, antérieure à l’évidente manipulation de l’image banalisée par le numérique.

EF : Oui. J’ai l’impression que le noir et blanc permet de se concentrer sur des affaires de « valeurs ». Finalement il accentue les volumes déjà présents dans les images.

KA : Ce choix se justifierait également par un jeu de contraste dans l’image-même, contrastes qui pourraient orienter tes choix plastiques ultérieurs ?

EF : Oui, et de plus, je pense que l’attention du spectateur est retenue par un effet produit par l’écart entre le format des images dans les livres et le format des pièces réalisées ensuite à partir de ces images. Je cherche notamment à agrandir les effets de trames qui, de mon point de vue, les rendent plus fortes, réduites à un rythme favorisé par le noir et blanc.

KA : Par ton utilisation spécifique des techniques de reproduction, tu places clairement les images exposées sous le signe de la représentation. Il est vrai que, d’une part, on ne voit pas en noir et blanc et que, d’autre part, tu revendiques le fait que ton noir et blanc est également le résultat d’une construction.

EF : Oui. Au fond, l’agrandissement à l’échelle humaine donne à la fois une crédibilité à la représentation du corps et, de plus, permet un face-à-face plausible, laissant une place aux décalages produits par cette forme d’amplification.

KA : Dans un apparent paradoxe, le caractère perceptible et assumé des différentes étapes de traduction laisse à penser que tu affiches de manière claire ton intérêt pour l’image d’origine.

EF : Oui, tu as raison …

KA : Comme je l’ai évoqué précédemment, j’ai l’impression que s’esquisse une typologie des images que tu choisis, d’abord intuitivement, mais avec de plus en plus d’évidence, sans pour autant clore ces registres qui continueront d’évoluer et de s’enrichir. Certaines relèvent de l’architecture et de l’ornementation, d’autres sont issues du monde végétal. Le troisième registre serait celui du corps humain. Tous s’entremêlant. À titre d’exemple, tu utilises les nervures des feuilles dans une analogie avec le système veineux humain.

EF : La relation entre l’ornement, le décoratif et le corps humain est éminemment forte pour moi. Ce n’est pas étonnant puisque l’Homme se place dans les architectures qu’il construit à sa mesure. D’où mon intérêt pour les pratiques décoratives et pour le motif, qu’il soit appliqué aux architectures ou à la surface des corps, pour vivre des rites. J’utilise le végétal dans le sens d’une analogie ambiguë avec ce qui se produit dans le corps. Soi derrière soi (2), 2015, joue des rapports entre la forme d’un œil, d’un sein et d’une feuille. Quelque chose de biomorphique serait en jeu, y compris dans les objets utilitaires ou décoratifs, les amphores en sont un autre exemple.

KA : Le corps féminin semble influencer ton répertoire de formes.

EF : Bien sûr, puisque je pars de la connaissance de mon propre corps, c’est mon premier outil.

KA : Le registre de la figure humaine traverse tous les autres. Tu le travailles de façon bien spécifique, par l’utilisation d’images de corps libérés des conventions de la représentation, cela vaut pour la Modern dance comme pour la performance.

EF : La Modern dance comme la performance s’étant justement libérées des conventions, c’est pour moi leurs actions qui prévalent. Ainsi les images qui les documentent, non spectaculaires, me sont rendues accessibles.

KA : Ton travail repose sur des techniques et des gestes simples. Tu sélectionnes une image source que tu transformes en l’agrandissant et en la modelant au moyen d’une agrafeuse et de la colle. Le plus dur est d’aboutir par cette simplicité à l’évidence de la forme finale.

EF : Je mets en œuvre d’autres savoir-faire et petites affaires techniques imposés par la manipulation de l’image et par sa mise en volume mais qui sont peu de choses, comparées à d’autres artistes et à d’autres pratiques. Le plus difficile consiste en effet à inventer ses propres solutions techniques, la phase de mise en œuvre n’en est que la conséquence induite. En même temps, l’étape de production révèle parfois un frottement entre le fantasme initial de conception et le principe de réalité.

KA : Ton économie de travail, depuis la sélection jusqu’à la mise en forme des images fait écho au concept de bricolage tel qu’élaboré par Levi-Strauss, au sens de s’arranger avec les moyens du bord. Ces choix sont très forts en définitive et porteurs d’un sens politique.

EF : J’ai appris ce qui m’était nécessaire. Je reviens à l’idée de « faire avec », faire avec peu de chose. C’est assez « pauvre » par rapport à tout ce qu’il est possible de faire aujourd’hui. Mais c’est une position qui me convient, dans le sens d’un ralentissement, d’une distance un peu volontaire. De la même manière, procéder aux recherches d’images en bibliothèque prend infiniment plus de temps que sur internet. J’en verrais beaucoup plus sur internet et je pourrais en faire des dossiers entiers, mais je ne trouverais pas le même type d’images. Je recherche les effets de trame qui donnent cette impression de matérialité à l’image agrandie. Les images issues d’internet, pixelisées, ne m’intéressent pas du tout !

KA : Mais une bibliothèque est un espace ordonné, construit, qui te permet de gagner du temps quand tu sais l’utiliser plutôt que d’être submergée par un flux.

EF : De même, je ne trouve que très rarement des images qui me plaisent en chinant.

KA : Je ne crois pas que ta relation à l’image s’inscrive dans une approche encyclopédique ou d’intellection du monde qui passerait par un choix d’images et par leurs rapprochements subjectifs. Mais les étapes de traduction que tu leur imposes – certains artistes ont choisi une traduction par le moyen de la peinture, et toi par le passage du plan au volume – peuvent les charger, indéniablement, restaurer leur aura…

EF : J’ai découvert, il y a peu, les planches d’Hannah Höch que j’ai beaucoup appréciées. Elle travaillait par juxtapositions, par rapprochements. Ce ne sont pas du tout les choix plastiques que j’effectuerais parce que j’ai besoin de « sortir » les images de leur planéité pour que d’éventuels rapprochements se fassent dans l’espace d’exposition. Je souhaite que mes pièces soient indépendantes mais interagissent entre elles, dans l’espace.

KA : Il est vrai qu’au cours du XXe siècle, le travail sur l’image s’est principalement effectué dans une relation frontale, au plan, la notion de planche en est un exemple. La traduction en volume, dans une recherche de profondeur, produit un effet immersif qui permet une circulation du spectateur au sein des images exposées. C’est un enjeu partagé avec le cinéma aujourd’hui par la 3D. Cette dimension immersive semble se généraliser et répondre à une attente des spectateurs.

EF : Je vois ce que tu veux dire… Je fais des pièces avec des petits procédés d’illusions et trois
« bouts de ficelles ». N’importe qui peut démonter ou défaire ce qui se passe mais en même temps ça fonctionne. Cette simplicité- là est mon mot d’ordre. Je souhaite le moins d’artifice possible, au contraire de la technologie 3D du cinéma. Le peu de moyens techniques donne tout de même l’idée, voire l’illusion de quelque chose à quoi j’ai redonné vie.

KA : Par ce passage au volume, tu redonnes vie aux images, tu les personnifies ?

EF : Je cherche à donner l’illusion du vivant, à les inviter dans l’espace d’exposition, à proposer un geste, une échelle, dans l’idée du « C’est pour de faux ».

KA : Tu réintroduis la couleur sur les cimaises de l’espace d’exposition.

EF : Oui, je la réintroduis avec parcimonie.

KA : D’où l’importance que tu lui accordes !

EF : Je n’en ai pas encore fini avec la couleur, mais ça n’est pas simple. Je déteste faire des choses gratuitement, du coup je mets certaines de mes envies de côté. J’ai une formation de coloriste liée au textile, j’aime la couleur mais je ne l’emploie pas du tout à la hauteur de l’intérêt que je lui porte. Elle arrive pour matérialiser un espace ou pour participer à la réactivation d’une pièce.

KA : Pourquoi utilises-tu des couleurs primaires ?

EF : Ce sont les couleurs de l’impression : cyan, magenta, et jaune. Quand je réfléchissais à mon choix de couleurs, je me suis dit qu’elles étaient toutes arbitraires sauf celles liées aux images imprimées. Elles sont franches et construisent, d’un certain de point de vue, un ornement au sein de l’espace d’exposition. J’utilise parfois des couleurs fluorescentes sur les cimaises derrière l’image comme une ombre. Elles réagissent très fortement à la lumière et forment des halos. Ce qui est très efficace. Mais ces choix-là vont évoluer.

KA : Que veux-tu dire ?

EF : Je réfléchis à une pièce dont l’arrière serait peint, et j’ai fait des essais avec de la peinture fluorescente mais je trouve que c’est beaucoup trop fort. Je préférerais une couleur qui se mêle à l’idée de la pièce et à l’ombre sur le mur…

KA : Une couleur plus sourde ?

EF : Une intervention qui ne serait pas forcément visible.

KA : Je trouve que tu recours souvent au motif circulaire dans ton choix d’images, dans leur composition ou dans leur esprit. L’idée de circulation se manifeste par les représentations du système veineux humain ou végétal. Le motif circulaire apparaît également dans la répétition de fragments au sein d’une même image, notamment quand tu travailles à la figure humaine, par la façon dont tu agences ensemble les parties du corps.

EF : J’ai parfois recouru à la forme circulaire lorsque les images finales sont planes, comme pour Rituel, 2013. L’idée de circularité peut également résulter du choix de continuer ou d’accentuer les lignes courbes au sein de certaines images. Mais je pense en particulier que ton évocation de la forme circulaire se rapporte au trio. L’utilisation de fragments renvoie au rythme ternaire, afin d’éviter le côté binaire de la représentation du corps, dans Remise en forme- X, 2014.

KA : Ta manière très libre de représenter le corps, de le réarticuler, m’évoque Hans Bellmer qui disait dans Petite anatomie de l’image que : « Le corps est comparable à une phrase qui vous inciterait à la désarticuler pour que se recompose à travers une série d’anagrammes sans fin ses contenus véritables ».

EF : Pour moi c’est un jeu, un jeu de connaissance. C’est en jouant avec les images que l’on peut saisir des choses. Je crois que c’est aussi une manière, si ce n’est de connaître, au moins de s’approprier le monde. J’ai découvert au Brésil des artistes qui parlaient d’anthropophagie culturelle et d’ingestion. Il y a là un rapport au monde et à la création qui me plaît.

KA : Peux-tu me parler de la pièce qui porte le titre de Remise en forme – Dana ?

EF : Il s’agit d’une pièce assez nouvelle dans mon travail, la représentation du corps de la danseuse et chorégraphe Dana Reitz. Sa posture, bras et jambe extrêmement tendus depuis son cou jusqu’à la pointe de ses doigts, m’a interpellée. J’ai souhaité, en roulant simplement l’image, faire sentir cette tension par mimétisme avec l’enroulement de son corps. L’image est reproduite à l’échelle du corps humain, elle se présente face au spectateur.

KA : Cette œuvre trouve particulièrement sa force dans l’exposition Pliure qui prend pour enjeu l’espace du livre comme champ de création. L’espace du livre est déployé par l’effet de la lecture, hors et au-delà de sa matérialité, de sa forme conventionnelle. Tu te sens en phase avec les partis pris de cette exposition ?

EF : C’est effectivement une pensée qui m’a paru familière au moment même où tu m’as invitée à y contribuer. La plasticité des objets guide mon attitude vis-à-vis des images, par la recherche de leur potentiel plastique, au-delà de la planéité.