Le corps de l’image

by Florence Macagno
in 2 TEMPS 3 MOUVEMENTS
Beaux Arts de Paris editions, 2013

Les « pièces » d’Éléonore False sont à appréhender sans doute moins au sens de « l’objet d’art » que selon une autre acceptation du terme : un espace d’habitation. Ou, pour reprendre ses propres termes : des espaces domestiques fictionnels.

Ces mises en scènes d’une forme d’intimité entraînent un questionnement sur la nature des assemblages de motifs reproduits et façonnés qu’il nous est donné de voir et amènent à considérer la notion d’ornement. Éléonore False a conservé de sa formation en design textile la pratique du motif et de sa reproduction et si son geste importe, il ne laisse néanmoins pas de traces. En ce sens, son usage de l’image renvoie à la définition première de l’ornement en tant qu’« ensemble de techniques et de motifs, souvent regroupés en listes et associés principalement – mais pas exclusivement – avec les arts industriels ou bien recouvrant des surfaces architecturales »*.

Or, ici l’ornement perd tout à fait sa fonction décorative**. Les motifs reproduits et apposés dans l’espace d’Éléonore False ne sont ni secondaires – ce ne sont pas des accessoires ajoutés à un support mais bien des éléments structurants – ni des éléments périphériques – ils sont d’ailleurs littéralement placés au centre de l’espace – ni pures formes plastiques – les motifs choisis sont signifiants, intentionnels et le plus souvent narratifs. Par ailleurs, le mode opératoire est lui-même une mise en abyme de son rapport à son sujet : elle ne collecte pas les images qui lui serviront de matériaux. Selon ses propres termes, elle effectue une « reconnaissance ». Ses yeux balaient des formes, considèrent des données, et lorsque celles-ci coïncident avec ou provoquent un tropisme, au sens du sentiment fugace, bref mais inexpliqué, alors l’image est choisie. L’œuvre commence là, par le croisement paisible du geste automatique avec l’inconscient, l’application d’un mode de traitement de l’information tel que nous le pratiquons tous aujourd’hui à une poétique. De la même façon que les motifs d’Éléonore False sont « apparemment » ornementaux, la légèreté gracile de cet univers formel n’est peut-être qu’un premier niveau d’appréciation. Les espaces visuels d’Éléonore False laissent entrevoir l’envie d’une alternative vis à vis d’une part de l’activité humaine contemporaine, celle dépendant du technico-industriel. Les murs colorés de l’atelier sont en réalité des versions monumentales de cartouches d’imprimantes Cyan, Magenta et Jaune, occupés de photocopies plus grandes que nature : l’informatique dévorante. La corporation des images. L’artiste, peu enclin à cette analyse, confirme d’une certaine manière une position à mon interprétation exogène d’une dénonciation de l’activité bureautique, elle répond par une anecdote : « à la sortie d’une rame de métro, bousculée par un homme, je proteste et celui-ci me crie : Salope de l’administration ! ». De l’anecdote nait une puissante figure rhétorique, la vacuité du motif est un leurre. Le jeu de l’ornement, déjoue. Demeurent-ils des ornements ? Comme l’explique Éléonore False ce sont des « simulacres d’éléments fonctionnels. Je fais semblant, je joue à ». Quel est alors l’enjeu d’objets d’art « jouant » l’ornement ? Ce statut hybride des motifs d’Éléonore False laisse avant tout s’épanouir la notion de plaisir. Renouer avec la sensualité que notre perception procure. Ce plaisir chacun peut en faire l’expérience.

Le travail sur l’échelle et la mise en volume des reproductions papier choisies par l’artiste, amènent à se laisser apprivoiser par un espace peuplé, incarné. Là, par celui qu’elle appelle son « surveillant » – la reproduction noir et blanc plus grande que nature de l’œil d’un enfant, roulée en un cône et feignant d’être une applique murale dans un coin en hauteur de l’atelier – ici, devant le burlesque d’une grande feuille glissant sur la plinthe où un homme par mégarde semble s’être encastré, ailleurs des mèches de cheveux ondoyantes sculptées une première fois dans le marbre puis dans le papier, un kouros mutilé retrouvant le volume de son nez grâce à l’angle aigu de la courbure salutaire de la feuille… Les figurants d’encre et de cellulose sont nombreux. Le sentiment de familiarité que procure ces images tors – tordues formellement bien sûr, mais torsion surtout de leurs caractéristiques premières : plan, reproductible, transportable, diffusable- amène à reconsidérer notre histoire à travers cette mise en scène. Une histoire de l’inconscient collectif.

Éléonore False le rappelle : « j’hérite d’une culture à travers ces archives et je reçois cette transmission comme une réserve de ressource naturelle car ces documents ont une origine : l’activité humaine. »

 

* Oleg Grabar « De l’ornement et de ses définitions » in Perspective, 2010 /2011
** Thomas Golsenne «L’ornemental : esthétique de la différence » in Perspective, 2010 /2011