Caviardage libre, un assemblage

by Mathilde de Croix
in 2 TEMPS 3 MOUVEMENTS
Beaux Arts de Paris editions, 2013

Les œuvres qui nous sont données à voir nous apparaissent en un certain assemblage. Un sentiment de persistance visuelle peut s’emparer de nous : celui qui connaît déjà le travail d’Éléonore False a pu voir le même motif ou ornement, la même image dans un autre ordre ; celui qui le découvre observe le vocabulaire restreint des pièces présentées. Paradoxalement, il est difficile de se souvenir de cet assemblage. Propre à l’artiste, il se laisse difficilement pénétrer. Le caractère tactile des pièces pourrait nous conduire à certaines privautés : on est presque tenté de s’emparer d’un élément, de le déplacer tellement celui-ci semble mouvant. Pourtant, personne ne s’y risquera car les œuvres d’Éléonore False sont régies par le régime autographique*. Chacun des éléments est essentiel à l’existence de la pièce, plus encore chacune des pièces en regard des autres le devient. Rejouant ce régime, en se plaçant aux limites de celui-ci, l’artiste fournit un très long travail d’ajustement jusqu’à ce que la relation entre chaque champ devienne essentielle.

UN MOT POUR UN AUTRE OU UN ORNEMENT POUR UN MOTIF

Le travail d’Éléonore False se libère des usuels « récits autorisés »** pour nous obliger à concevoir à nouveau notre manière d’approcher sa production. La tentative de mettre en place une terminologie, lors d’un entretien, a conduit au résultat inverse. Appliquer une grille d’analyse formelle pour décrypter son travail mène à une forme d’inexactitude, un mot semblant pouvoir être échangé contre un autre sans que cela ne véhicule aucun contresens. Plus encore, un terme chargé d’une consonance artistique historique – le all-over – est libéré par l’artiste de tout son bagage.

Cette manipulation, quasi involontaire, révèle sa manière de traiter sur un même plan les mots, les phrases, les expressions et les motifs, les symboles iconographiques, les photographies, les sculptures, les objets, les volumes.

En cela, l’ornement devient motif tout comme le motif peut se mouvoir en ornement par le seul passage au noir et blanc – « vecteur d’unité chromatique et chronologique »*** . Ce qui était un motif, des cheveux, un nez – au sens de sujet – acquiert la valeur d’ornement. Non plus superflu mais central, ceux-ci se chargent parfois d’une portée symbolique où chaque ornement se soumet à une codification créée par l’artiste. Une croix, un palmier, un point, un angle droit sont autant de signes de sa perception du Brésil dans le mural SAMPA. La démarche inverse existe et devient, par là même, complémentaire. Le fragment d’un ornement ou d’un objet peut évoluer en une structure visuelle expressive, autrement dit en un motif lorsqu’il est détaché – découpé ou caviardé – de l’ensemble auquel il appartient. La coiffe d’un dignitaire romain devient ainsi un motif plastique, une texture, un relief, un geste. Une telle partition soulève sa relation à l’histoire. Elle n’est plus déconstruite ou parcourue comme dans la pratique des collagistes dada ou surréalistes, elle est seulement le motif du libre-jeu de caviardage de l’artiste. Caviarder, inciser, séparer, associer : sa pratique est une mise en mouvement du corps et de son avatar, l’image.

UNE MISE EN MOUVEMENT…

« Le jeu est pour moi un archaïsme de la connaissance »**** . Il lui permet de faire l’expérience– ou d’expérimenter le faire– et, en conséquence, de connaître la juste relation entre un motif et un autre. Dans cette mise en mouvement, le geste de l’artiste joue un rôle essentiel bien qu’il ne laisse aucune empreinte visible sur les fragments photocopiés ou sérigraphiés. Il est pourtant celui qui déplace, place, ajuste voire même déforme les éléments et celui par lequel la pièce est activée. Une fois terminée, l’œuvre nous donne à voir la trace de cette mise en mouvement. L’image – qu’elle figure un corps ou non – implique une tension corporelle par son rythme, sa position ou encore la courbe que forme le papier. Les tables de travail acquièrent une valeur quasi archéologique. Sur ces tables, placées à ras du sol, les fragments sont posés en un certain ordre. Ils semblent à leur bonne place – comme si cela avait toujours été la leur – et, dans le même temps, prêts à être déplacés.

L’équilibre aussi immuable que précaire provoque une tension entre le fait que la pièce est et n’est pas, entre sa présence et sa faculté à nous échapper. Éléonore False livre les constituantes de son rapport à l’image. Elle nous invite à faire corps avec ces fragments pour les anticiper, les appréhender et comprendre les liens naturels qui s’y tissent. Loin de l’archive, les images s’ordonnancent et vivent. Ainsi, tout récit sur la narration d’un classement, tout cartel explicatif ou notice n’aurait pour effet que de détruire ce principe d’équilibre précaire.

…D’UN ESPACE À L’AUTRE

Rendre visible, pour l’artiste, ne relève sans doute pas tant d’un acte que d’un glissement imperceptible d’un espace à l’autre. Lorsqu’elle nous fait voir plusieurs pièces de son travail, l’espace fictif de l’exposition et celui réel de l’intime – à moins que cela ne soit l’inverse – interagissent avec d’autres champs : celui de l’image figurée bidimensionnelle et de sa mise en volume parfois contradictoire, celui du motif et de son support. Chacun de ces espaces peut exercer une influence sur l’autre pour le complexifier, le compléter voire même le décevoir *****.
L’emploi de la couleur au mur en est sans doute la concrétisation. Traités en aplats, le cyan, le magenta et le jaune interviennent comme figures autonomes, interstices et révélateurs. Ils sont les indices de ces relations plurielles. Dans cette approche, l’exposition, alors matière autonome, entretient une relation indépendante avec le public : tantôt ceux-ci se rejoignent et se comprennent, tantôt ceux-ci s’interrogent ou s’éloignent.

« Je crois en la vie propre des formes, à leur langage compréhensible et à leur empathie pour ceux qui s’y intéressent »****** . Nous percevons ses pièces comme des fictions abstraites qui s’entrechoquent, l’utilisation libre du caviardage comme moyen de rejouer les notions d’espace, de volume et de plan. Placées dans un équilibre précaire, à peine nous nous les approprions que déjà ses œuvres semblent nous échapper.

*Voir au sujet du régime autobiographique Gérard Genette, L’œuvre de l’art, Immanence et transcendance, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1994.

**Terme employé par Jean-Marc Poinsot dans son ouvrage Quand l’œuvre a lieu : l’art exposé et ses récits autorisés, Genève, MAMCO, Villeurbane, IAC, 1999.

***D’après un entretien avec Éléonore False, ENSBA, février 2013.

****Éléonore False, texte accompagnant sa pratique, février 2013.

*****On comprend donc que la relation du motif à l’ornement n’est sans doute qu’une étape première – préliminaire – dans la lecture de son travail : elle correspond à une perception circonstanciée et autonome d’une pièce.

******Éléonore False, texte accompagnant son diplôme, mai 2013.