Derrière l’image

by Esther Girard
La GALERIE, Noisy-le-Sec exhibition newsletter, 2015

Devant la fenêtre de La Galerie, il y a le regard d’Isadora Duncan. À quoi pensent les danseuses lorsqu’elles cessent de danser ?

Dans le travail d’Éléonore False, celle qui au début du siècle réinventait la danse est devenue une femme anonyme. Loin des danses anciennes et des rondes qui l’animaient autrefois, elle est à présent immobile et couchée. Pourtant, les rondeurs de son œil, de sa silhouette, d’un motif de brume, de larges pétales ou d’une plume de paon, invitent le visiteur à ressusciter les cercles et les volutes de sa gestuelle et, comme l’artiste découpant la tête d’un portrait de femme, à passer derrière l’image. Ici, derrière les corps, il reste quelque chose : la mémoire d’un geste ancien et d’une forme simple.

Les pièces d’Éléonore False ressemblent à des danseuses au repos. Ses images, comme celle d’Isadora, s’arrachent aujourd’hui au mouvement pour se poser, se dresser ou s’accrocher avec souplesse dans l’es- pace d’exposition. Elles ont elles aussi des identités incertaines, lissées par l’uniformité du noir et blanc ou la familiarité d’une surface rectangulaire. Le plus souvent photographiques et traversées par les inspirations mixtes du décoratif, des “arts primitifs”, de l’herbier mélancolique ou du relevé anthropologique, ses images sont centrées sur la question du corps : elles témoignent, dans leurs matérialités et dans leurs accrochages, des tensions qui forment sa physique.

Comme “Isadora”, enveloppée dans une robe aux motifs de brume, comme le corps d’une danseuse échappant à la pesanteur par la grâce d’un mouvement, ses pièces allient la densité de la sculpture et la légèreté de l’image. Et comme une jeune femme pensive, les images, aujourd’hui immobiles, gardent en mémoire des gestes disparus : ceux de l’artiste qui, dans une ronde à jamais invisible, les a autrefois sculptées, découpées, pliées et arrachées à leurs flux pour les rendre au sol de l’espace d’exposition.

Là, une feuille, représentant une feuille, tombe, se plie et se déplie contre le mur, et en un souffle, finalement s’y greffe. Dans un jeu de tensions, la souplesse de sa forme se confronte à la tenue du mur quand, sous la membrane légère de l’image, en négatif, se dévoile la composition régulière d’un squelette végétal. C’est qu’au fond des corps, il y a la stabilité d’une structure profonde : le cycle des saisons et le battement d’une mesure, la répétition d’un motif primitif, le rythme d’une danse rituelle et la solidité d’une architecture, un squelette ou un espace, sur laquelle se reposer.

Or, à l’immobilité d’Isadora Duncan couchée vient répondre l’enroulement monumental de l’image qui la représente, et qui glissant progressivement, la dissimule, l’entraînant comme l’écharpe qui l’a tuée en se prenant dans une roue de voiture, vers sa propre disparition. Aujourd’hui, dans les rapports du noir et du blanc, du mur et de l’image, de la souplesse et de la structure, c’est une brume mélancolique qui vient suggérer la scène invisible et tragique à laquelle Éléonore False nous demande d’assister encore. Derrière, par la fenêtre, une feuille tombe, et se plie : c’est l’hiver.

Isadora Duncan looks at us from in front of the La Galerie window. What do women dancers think about when they stop dancing?

In Eléonore False’s work the woman who reinvented dance early in the twentieth century has become an anonymous figure. Far removed from the ancient dances and the rounds that drove her in the past, she is now reclining, immobile. Nonetheless these curves-her eyes, her silhouette, a hazy form, broad petals, a peacock feather-invite the viewer to resuscitate the circles and whorls of her movements and, like the artist cutting the head off a portrait of a woman, to go behind the image. Here, behind the bodies, something remains: the memory of an ancient gesture and a simple form.

False’s creations are like dancers at rest. Her images, like the one of lsadora, break free of movement and are pliantly Iain, erected or hung in the exhibition space. They too are of uncertain identity, flattened by the uniformity of black and white or the familiarity of a rectangular surface. Mostly in the form of photographs betraying a mix of inspiration- decoration, primitive art, melancholic herbals, anthropological résumés- her images home in on the question of the body: in their substances and their presentations they testify to the tensions that shape False’s physics.

Like « lsadora » mantled in hazy-patterned dress, and like the body of a woman dancer cheating gravity with the grace of a movement, these works marry the density of sculpture with the lightness of a photograph. ln the manner of a pensive young woman, these now motionless images preserve the memory of vanished gestures: those of the artist who, in an ever-invisible round, once sculpted, cut up and folded them, pulling them free of their ebb and flow and grounding them in the exhibition space. Here a sheet of paper showing a leaf falls, folding and unfolding against the wall it finally clings to in the space of a breath. lnterplay of tensions as the suppleness of its form braves the firmness of the wall; as, beneath the fragile membrane of the image, in negative, is revealed the regular composition of a vegetal skeleton. For embedded in physical bodies is the stability of a deep structure -the cycle of the seasons, the marking of a tempo, the repetition
of a primitive motif, the rhythm of a ritual dance, the solidity of a building, a skeleton or a space- that one can come to rest on.

ln response to the immobility of the reclining lsadora Duncan comes the monumental winding of the image of her:  gradually shifting, it conceals her, dragging her-like the scarf that killed her when it became entangled in a car wheel-towards her own en.d. Now, in the interaction between black and white, the wall and the image, pliancy and structure, a melancholic haze suggests the trag- ic, invisible scene which Éléonore False summons us to witness again. Behind, through the window, a leaf drops and folds: it’s winter.